Ce qu’a mine de rien réussi Facebook – et finalement tous les réseaux sociaux – c’est à tuer symboliquement l’individualité et la personne, à tuer le don de soi. Très rares sont maintenant les internautes qui disent « je », qui parlent d’eux et en leur nom propre, de leur vie, de leurs pensées intérieures, de leurs soucis du moment, des rencontres qu’ils ont faites, etc.
Pour les rares personnes qui montrent un peu de leur réalité et qui ne passent pas leur temps à s’extérioser sur la vie des autres ou à relayer des faits-divers qu’elles n’ont pas vécus, une actualité explosive, elles ont tendance à se cacher derrière une photo (de vacances, d’amis, de leur enfant, de leur chien, de leur assiette ou plat cuisiné), ou une pensée « philosophique » (et même parfois pieuse et sainte) désincarnée. Il n’y a plus de savoir-être : il n’y a que du savoir-faire, de la plainte, des goûts affichés (donc ce qu’il a de plus superficiel et d’extérieur à nous), du silence (donc du voyeurisme et de la contemplation de la vie des autres), de la citation et du plagiat… C’est le règne de la peur et de la dépersonnalisation narcissique. C’est la vie de fantôme ou fantasmée. Je vois très très peu de personnes ici parler avec leur coeur (… à part le chanteur Monis et quelques exceptions), parler de leur vie, écrire des fioretti, être un peu généreux, oser une mise à nu. Témoigner d’une vie incarnée.
Et même quand des utilisateurs de Facebook « se risquent » à livrer un peu plus leur jardin secret, ils apposent à leur élan de don d’eux-mêmes – qu’ils nomment pompeusement « défis » – un bout de scotch ou un mutisme obligatoire. Je pense par exemple à toutes ces chaînes de « défis » très en vogue en ce moment sur Facebook où il nous est demandé pendant une semaine de publier les 7 disques ou livres ou films « qui nous ont marqués »… mais attention : il faut afficher « SANS EXPLICATION ». Froidement. En gros, sans personnaliser, sans fournir d’explication ou d’interprétation, sans légende et sans finalement soi-même. C’est effrayant, cette auto-censure, ces singeries de don de soi, cette dépersonnalisation en même temps que cette sommation à ne plus penser, à ne plus s’exprimer personnellement.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des profils ne nous nourrissent ni le coeur ni la tête, ne nous élèvent pas, sont impersonnels. On n’a pas envie d’aller les visiter : et on voit leurs publications par accident. On n’a pas envie d’y revenir. Et on se demande même s’ils ne pourraient pas être tenus par une autre personne que celle qui est affichée propriétaire. Moi, personnellement, j’ai peu de profils Facebook que je vais consulter parce que je sais qu’il y aura du don de la personne, une pensée généreuse et questionnante. Globalement, nos profils sont vides, sans relief. Que de la soupe (à la grimace : hilarité, colère, plainte, tristesse, attendrissement…). Toute la palette de l’hystérie narcissique.
Au fond, Facebook a perdu son statut de « journal intime » (même s’il en a la prétention, et que ses utilisateurs sont persuadés qu’il est le comble de l’intime, de l’impudeur et de l’exhibitionisme). On ne s’est jamais aussi peu montré et donné que sur Facebook, on ne s’est jamais autant voilé la FACE qu’en se prenant pour un BOOK. On a oublié qu’on était avant tout des personnes avec une vie, des souffrances, des joies, des événements, des personnes réelles.
J’avais envie de vous livrer mon impression persistante. Et je précise – parce que maintenant il faut presque le faire ! – que ce billet d’humeur est bien écrit de ma main et n’est pas un copié-collé.